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C’est curieux, je suis un athée indécrottable, et pourtant je dois bien avouer aujourd’hui que rien ne me procure plus de plaisir auditif, rien ne me mets dans une transe plus délicieuse, au point de souhaiter pleurer de toute mon âme et que cela n’ait pas de fin, rien ne trouve plus de grâce à mes esgourdes que la musique de Jean Mouton ou les motets de Bach. En 42 ans j’ai écouté à peu près tout ce qui peut se faire en musique, des chants grégoriens à la musique industrielle, des chants africains aux diphonies des mongols. Du dub à la musique concrète… Et c’est un compositeur de Samer vivant au 15e siècle qui correspond le mieux à la morphologie de ma membrane tympanique…

Les 15 premières mesures de « Komm Jesu Komm » me tirent immanquablement des larmes.

Certains trouvent du plaisir dans la douleur physique, un plaisir tellement intense qu’ils frôlent parfois la mort, et il est extrêment difficile pour la majorité des gens de comprendre cela.

Moi, je me laisse couler avec volupté dans les harmonies soyeuses et ciselées pouvant parfois souhaiter que tout autour de moi disparaisse pour ne plus etre rien qu’un recepteur pour cette musique. Me réduire tellement jusqu’à m’éteindre, disparaitre doucement, devenir diaphane comme un nuage s’effilochant lentement avec le vent pour disparaitre completement dans le bleu. Je sombre avec une inifinie délectation dans une mélancolie sans fond.

La mélancolie qui selon De Nerval est une maladie qui permet de voir les choses comme elles sont, est une maladie délicieuse, une maladie étrange qui vous fait aimer les maux de l’âme, une maladie qui vous fait aimer être affecté de ce mal.

N’être plus rien qu’une particule juste capable de vibrer en résonance avec les voix.

Être de l’air qui porte une vibration.

Et ce qui est curieux c’est que je sais pertinemment que ce plaisir n’est pas que musical, si on ôtait le caractère religieux le plaisir serait diminué de façon significative.

Je ne parlerai pas de religion ici, variable génératrice du meilleur comme du pire pour l’humanité. Elle est toutefois cette énergie incommensurable qui a été le moteur créateur à travers des millénaires. Sans croyances, la civilisation égyptienne n’aurait probablement pas laissé un patrimoine si important et si somptueux. Sans religion l’histoire de l’art ne serait rien. Sans religion pas de Bach, Mozart, ou Jean Mouton…

Chaque pas que je fais m’emmène vers la mort. Plus je réfléchis moins je trouve de solutions ou d’explications. Je voudrais juste pouvoir m’asseoir et arrêter de penser. Comme un arbre, être là et c’est tout.

Alors,

comme il serait charmant d’être contemplatif.

Juste le spectateur d’un monde qui me porte.

Ne plus me torturer, ne plus ouvrir de portes.

Ne plus me demander si je suis mort ou vif.

Me laisser caresser par les vents et la pluie,

Me laisser abîmer par la foudre ou la grêle.

Laisser les amoureux graver leurs noms unis,

Sur l’écorce blanchie par les ans de soleil.

Des accords ralentis d’un piano centenaire

S’enroulent autour du coeur et comme des tentacules

Irrémédiablement s’entortillent et se serrent

Infusant leur tristesse jusqu’au coeur des cellules.

Quand j’écoute la musique de Jean Mouton comme les Motets de Bach, je suis pris par un sentiment que la plupart des gens appellent de la tristesse, et dans notre société la tristesse est un mal duquel il faut se tenir éloigné. On plaint les gens tristes, on veut à tout prix leur changer les idées, car la plupart des gens craignent ce qu’ils appellent la tristesse.

Mais pleurer est un plaisir si vif. Pleurer est l’orgasme de l’âme. Pleurer en hurlant face à la grandeur du monde et de l’univers tout entier est un des rares vrais plaisirs humains. Comme en toute chose sur la terre, si nous contrôlons cette tristesse, cette mélancolie, elle devient alors une alliée et nous dispense ses bienfaits.

Un plaisir splendide. Aucun autre être vivant n’est capable d’un tel comportement. Simplement car nous sommes -probablement et jusqu’à preuve du contraire- la seule espèce vivante à avoir pleinement conscience de sa propre existence et de l’irrémédiable fin. C’est là dessus que repose toute la grandeur et la bassesse humaine.

Heureusement que certains individus de cette espèce ont su transformer cette caractéristique en choses merveilleuses qui, à la fois, adoucissent la douleur de notre clairvoyance et la rendent somptueusement délicieuse et magnifiquement violente.

Écoutez Jean Mouton et les Motets de Bach.

Écoutez-les dans un moment de solitude, ou en pleine foule et laissez-vous gagner par cette douce douleur qui vient des profondeurs de l’âme, sortant de vos souvenirs comme des morts sortiraient péniblement de terre. Laissez-les venir à vous sans peur. Laissez-les vous entourer. Laissez-les vous toucher. Laissez-les vous embrasser et vous étreindre. Laissez vous suffoquer par leurs parfums amers et soyeux. Laissez se serrer votre coeur et naitre vos larmes, mais ne pleurnichez pas ! Retenez-les, faites rempart, soyez encore quelques instants la digue qui retient le déluge délicieux. Comme on retarde le doulx point, retardez les vagues, laissez grossir la tempête. À ce point, faites entrer les disparus. Maintenant vous êtes accablés par les hurlements assourdissants de votre tristesse. Tenez bon encore un peu. Puis lorsque les choeurs entament cet accord déchirant, ouvrez grandes les portes de votre coeur et laissez jaillir en vagues immenses vos pleurs et projetez aussi loin que possible, face à l’immensité, votre tristesse mêlée à la joie de la voir ainsi si grandiose s’échapper de vous et se répandre.

Oui ! La mélancolie peut être une raison de vivre au même titre que la joie. La douleur est si proche du plaisir, la mélancolie et si proche de la joie.

« Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. »
(Emile – Michel Cioran / 1911-1995 / Syllogismes de l’amertume / 1952)