Il fait chaud et moite, et ce n’est pas la saison qui veut ça. Il y a belle lurette qu’il n’y a plus de saisons ici, enfin, il n’y en a plus qu’une seule, chaude et moite. 365 jours par an…C’est drôle de vivre dans un monde ou les gens rêvent de l’hiver comme d’un paradis perdu.
Comme ils ont oublié comme hiver pouvait être pénible.
Comme on oublie la pénibilité des choses quand on ne les a plus sous le nez depuis longtemps.
Le seul moyen de trouver de la fraicheur est souvent de regarder de vieux documentaires sur l’Alaska, le Groenland, la banquise… Se foutre de l’eau plein la tronche et pousser la clim à fond…
La nuit est mauve et je repense à Blade Runner.
J’ai dans la main un verre de lait presque tiède.
Le front contre la grande baie vitrée de mon appartement au 56e etage de cette tour, d’où je vois toute la nuit. Ou plutôt ce qu’on en a fait. Quelque chose de scintillant.
Quelque chose d’agité … Je me rappelle des nuits d’été de Lozère, il y a si longtemps, elles étaient noires et silencieuses comme la mort. Comme elles me manquent.
Même si mon apparence n’a plus changé depuis des décennies, j’ai 158 ans cette année, comme quelques élus, j ai bénéficié d’un traitement permettant de ralentir le vieillissement des cellules, nous sommes 100 sur la planète à avoir été tirés au sort pour bénéficier de ce traitement. Sur les 100 premiers presque la moitié ont refusé de prendre part au programme. La raison principalement évoquée était la peur de voir mourrir conjoints et enfants de vieillesse pendant que nous restions intacts.
Nous formons le C-100 un comité de conseils des « anciens ». Notre tâche est de nous réunir 2 fois l’an en un endroit du monde tenu secret accompagnés des représentants de la majorité des gouvernements mondiaux afin de traiter des grandes questions. Santé, écologie, technologie, philosophie, la politique comme elle existait au 20e siècle a complètement disparu. Plus de partis politiques, seulement des problèmes à résoudre ensemble.
Il faut dire que l’état du monde à la fin du 21e siècle a obligé l’humanité à prendre des décisions radicales quant à sa survie.
L’idée que par le passé de grandes civilisations, très avancées au niveau technologique et politique, qui resplendissaient sur la quasi totalité du globe aient disparu très rapidement a réveillé les consciences. Nos civilisations occidentales étaient arrivées à un tel point de corruption et d’ingérence que cela a mené à la grande révolution populaire de 2030. Dissolution des gouvernements et de leurs constitutions, création des assemblées populaires constituantes etc …
Tout cela c’était il y a presque un siècle …
J’ai vu ma femme et mes enfants mourir de vieillesse, mes petits enfants sont plus vieux que moi… Je fête Noël avec mes arrières petits enfants.
La nuit est mauve, chaude et moite et j’aimerais être fatigué.
Ce mois ci un élu comme moi s’est jeté dans le vide pour en finir. C’est le 18 eme depuis le début du programme en 2016. Parfois moi aussi j’ai envie d’en finir.
Je ne supporte plus les traitements que l’on nous donne pour préserver notre corps et notre esprit … Nous sommes suivis par des psy, c’est difficile de parler à quelqu’un de ses angoisses tout en sachant qu’on le verra vieillir et mourrir et qu’un autre le remplacera, et un autre, et un autre … Je me suis remarié, une fois et puis j’ai compris que j’étais condamné à ne plus jamais former de nouvelle famille. C’est étrange lorsqu’on réalise que l’immortalité est l’antithèse de la vie telle qu’on la conçoit en tant qu’être humain normal. Aucune vie « normale » n’est possible lorsqu’on est immortel.
En fait c’est une punition. Un châtiment. Une torture. On nous bourre de comprimés pour nous faire oublier cette idée… Et je ne les prends pas assez régulièrement.
Ce qui me vaut d’être enfermé ici.
Dans cet immense appartement luxueux, sous surveillance video, sans rien d’autre à faire que d’écouter la radio, m’informer de ce qui se passe sur la planète et de pondre des idées… Je suis une poule en batterie et au lieu de devoir pondre des œufs, je dois pondre des solutions.
Ici j’ai tout ce dont j’ai besoin, ou envie, je n’ai qu’à le demander par téléphone. Je suis une poule, de luxe.
Ce qui est le plus difficile, c’est la solitude, les élus ne peuvent pas lier d’amitié trop forte avec des « mortels ». C’est infliger et s’infliger trop de souffrances… L’amour bien sûr est également déconseillé. Nous avons des « substituts » j’ai pour compagnie un androïde nous allons fêter les 100 ans de notre « union »
Il est comme moi, ou plutôt « elle », elle est immortelle, et surveillée de près, elle a régulièrement des mises à jour à subir et elle est meme plus fragile que moi car ses tissus ne se régénèrent pas tout seuls comme les miens, elle a le droit une fois tout les 3 ans à un remplacement complet de ses tissus externes et de toutes les parties usees de son corps et de sa mécanique. On m’a demandé de choisir son apparence lorsqu’elle a été mise à mon service. J’ai longtemps hésité à lui donner l’apparence d’une de mes compagnes passées, mais j’ai préféré opter pour une apparence inconnue, j’ai passé une nuit à traverser le net à la recherche du corps parfait… Et puis finalement j’ai choisi un corps plutôt standard mais pour le visage j’ai choisi un visage qui m’a toujours hanté, celui d’un portrait peint du 19e siècle que j’avais vu souvent au Palais impérial de Compiegne, le portrait d’Hortense Cornu. Ses yeux m’ont hanté très longtemps et les techniciens qui avaient pour tâche de réaliser le visage d’Hortense (oui j’ai gardé son nom, pourquoi changer…) ont vraiment souffert de mes dixaine de demandes de modification… Mais le résultat est assez réussi… Je peux rester de longues minutes à les contempler, cela suffit parfois à me rendre heureux et parfois lorsque je réalise que ces yeux sont synthétiques, bien que merveilleusement imités, cela me plonge dans une profonde vague de tristesse et de déprime.
Parfois j’eteins Hortense pendant plusieurs jours… Et puis sa vue, immobile à l’endroit même où je l’ai désactivée me ronge d’angoisse comme de vivre avec un cadavre, alors je la réactive à nouveau et souvent, consciente de ce qui s’est passé, ses premières paroles sont pour me demander si je vais mieux et si elle peut faire quelque chose pour me consoler. Elle me connaît tellement bien maintenant. Parfois elle arrive à me faire culpabiliser de l’avoir éteinte… Parfois j’oublie complètement qu’elle est une machine, et je suis pris de frayeur quand elle a un de ces petits mouvements saccadés qui arrivent parfois lors de certaines micro erreurs de son système. Il m’arrive meme d’avoir des gestes que l’on a d’habitude d’avoir avec des humains, ces petits gestes expressifs inconscients. Un sourire en coin, un soupir, une attitude démesurée … Mais je sais qu’il y a quelque chose qui la met parfois mal à l’aise, quelque chose que je fais et par rapport à quoi elle ne sait pas réagir, quelque chose qu’elle n’a jamais appris, il nous arrive parfois d’avoir de grandes discussions à ce propos, c’est lorsque je me mets à faire n’importe quoi, à faire l’abruti, quand je joue à imiter un handicapé mental, et que je me mets à grimacer en chantant des choses stupides à tue tête en bavant… La première fois que j’ai fait ça, elle a réagi conformément à son programme et les secours sont entrés dans l’appartement quelques minutes plus tard, l’air affolé… Moi j’étais assis à la table de cuisine, nu et je finissais mon café. Elle n’a pas été programmée pour réagir face à la folie puisque la folie n’est pas définissable par des paramètres constants… Elle a du mal également à réagir lorsque je suis ivre… Souvent elle réagit comme si j’étais juste malade, elle tente d’analyser des symptômes et d’en sortir un diagnostique médical, mais souvent comme je pleurs en même temps, que je suis en colère ou que je danse comme un diable en mettant la musique très fort, son raisonnement mathématique est troublé.
Souvent elle me dit que ces comportements l’intriguent qu’elle a beau étudier à propos de la folie, de l’ivresse, la tristesse ou l’amour. Elle me dit souvent que ces choses sont pour elle des sortes de manques, comme la foi, la magie, des choses que je n’arrive jamais à lui expliquer complètement et si elle était vivante je suis sûr qu’elle réagirait comme un enfant frustré qui pose des questions à ses parents et qu’ils lui répondent » tu comprendras quand tu seras grand ».
Parfois elle joue à imiter la tristesse, ou l’ivresse, et souvent cela me fait beaucoup rire. Elle m’a dit une fois qu’elle aimerait avoir des larmes, mais que même si techniquement cela pourrait être réalisable, elle ne saurait pas vraiment à quel moment elle devrait « pleurer ». Elle m’a dit aussi une fois qu’elle arrivait presque à savoir à quel moment j’allais me mettre à pleurer, ou me mettre en colère, cela fait d’ailleurs parti de ses missions à mes côtés, réussir à susciter différentes émotions chez moi. Je dois dire qu’elle s’améliore. Elle est comme un enfant qui apprend… Un enfant centenaire. C’est amusant de voir qu’elle sait un milliard de choses de plus que moi, que sa connaissance n’a presque pas de limites mais qu’elle ne sait rien sur des choses essentielles de la vie humaine comme l’amour, le rêve, la peur, la tristesse …