50 ans c’est fatalement un point étape, le demi siècle à prendre dans les dents.

Se regarder dans la glace et prendre le temps de contempler la peau de son cou qu’on a pas vue se détendre jusqu’à prendre la texture de celui d’un cou de tortue. Regarder le cou de ses enfants et plonger dans le gouffre du temps qu’on n’arrête pas. Vertige. Panique. Puis se ressaisir… Se rappeler la mission. Secouer la tête chauve. Aloé vera sur le crâne autour des yeux et sur le cou pour retarder la tortue qui est partie à point.

La mission.

Encore quelques secondes, je me regarde et j’essaie d’entrevoir un instant fugace dans mes yeux le petit garçon, l’ado vivant, qui glissait en fretillant comme une anguille dans les algues hautes et emmêlée sans avoir de prise sur elle. Je le vois il est là ! Juste derrière ces rides, derrière cette barbe blanche, je ne veux pas qu’il revienne, je veux juste qu’il soit là, juste lui dire qu’il peut être là, qu’il a le droit de rester, camouflé,  racamuché derrière tout le bordel d’adulte que j’ai foutu dans sa chambre…

La mission.

50 ans, je n’ai plus le temps, plus assez pour laisser entrer l’ennemi,  les ennemis, ils n’ont pas de visages, pas même de formes, même pas de noms, mais on leur en donne certains génériques comme « les petites emmerdes du quotidien  »  » les conneries »  » le stress inutile » « les conflits de merde » etc

Je dois me concentrer sur ma mission, jusqu’au bout de la route. La mission non plus n’a pas vraiment de nom ni de libellé clair et précis,  mais on pourrait dire que cette mission est une mission qui ressemble à celle des astronautes quand ils approchent le module de transport de la station internationale, il y a une longue phase d’approche très lente ou chaque geste est pesé, ou chaque millimètre à son importance. Après des milliers de km de voyage dans l’espace, tout se joue à 1mm. Pour que le module s’aligne parfaitement au sas d’arrimage de la station. C’est long, lent et precis. La survie de tout l’équipage en dépend. Non seulement l’équipage du module mais aussi celui de la station, qui, en cas de fausse manœuvre du module pourrait voir son intégrité  mise en danger et donc périr également.

L’alignement.  Je suis un module. Ou plutôt je suis le pilote d’un module. Qui fonce. Dans l’existence terrestre. Évitant en plus des astéroïdes, des débris d’autres modules, des modules qui vont et qui viennent autour de moi, de nous, mon équipage rassemble mes enfants, ma famille, mes amis, et celle qui est assise à mes côtés dans le poste de pilotage. Elle a un poste crucial. Elle sait lire les cartes, et elle connaît parfaitement nombre de protocoles et manoeuvres de pilotage. Elle comme moi nous avons déjà pris part à des voyages à bord de modules qui etaient en moins bon état. Des modules cabossée, abîmés, avec des fuites réparés à la va vite … Nous avons eu la chance de ne pas périr lors de ces voyages anciens où nous faisions partie des passagers.  Nous étions jeunes et sans expérience, à cet âge où on ne fait qu’absorber ce qui nous arrive, ce qui nous parvient ou ce qu’on nous envoie. Cet âge où on contemple un peu sans comprendre, un peu avec fascination, le monde au milieu duquel on a été parachutés, pour comprendre au bout d’un moment – et parfois sans le comprendre jamais – quelle est la mission.